mariage de Gérard, Le
Theuriet, A.mariage de Gérard, Le
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1mariage de Gérard, Le
chapitre I quelles voix berceuses possèdent ces cloches de
province qui sonnent encore le couvre−feu dans certaines
petites villes ! Cette musique familière clôt doucement la
journée de travail, et endort les enfants dans leur lit d'osier
mieux qu'une chanson de nourrice. Il y a quelque chose
d'intime et de réconfortant dans ces sons pleins, larges et
pacifiques... le couvre−feu de Juvigny−En−Barrois a de ces
accents−là. Sa voix chaude s'envole chaque soir, −à huit
heures en hiver, à neuf heures en été, −du haut de la massive
tour de l'horloge, seul fleuron laissé à la couronne murale de
la vieille cité par Louis XIV, ce grand démanteleur de nos
forteresses lorraines. Au moment où commence cette
histoire, un beau dimanche de juillet 186., les dernières
vibrations de la cloche venaient de s'évanouir le long des
coteaux de vignes où les maisons de Juvigny, éparpillées
dans la verdure, dévalent vers la rivière d'Ornain, comme un
blanc troupeau indiscipliné qui descend à l'abreuvoir. Dans
un des jardins qui verdoient derrière les vieux logis de la
ville haute, un jeune homme, accoudé au mur d'une terrasse,
contemplait les pentes de la gorge de Polval, resserrée entre
deux vignobles et déjà envahie par le crépuscule. Les
premières étoiles ouvraient leurs yeux de diamant au−dessus
des lisières boisées qui bordent l'horizon, et tout au loin,
vers les bois, des roulements de chariots résonnaient sur la
route pierreuse et s'en allaient diminuant toujours.
Au milieu du silence relatif qui avait succédé aux
tintements de la cloche, tout à coup le vent d'est apporta par
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bouffées joyeuses la musique d'un bal champêtre perdu sous
les feuillées d'une promenade voisine. Le jeune homme
redressa la tête et aspira longuement l'air sonore, comme s'il
eût voulu s'abreuver des sons mélodieux épars dans le vent.
−Monsieur Gérard, cria tout à coup derrière lui la voix
nasillarde de la vieille servante du logis, M De Seigneulles
est déjà couché, Baptiste et moi nous allons en faire autant,
ne comptez−vous pas rentrer bientôt ?
−tout à l'heure, Manette.
La servante, ayant fermé à double tour la porte qui donnait
sur les vignes, revint vers son jeune maître. −bonsoir donc !
Dit−elle, quand vous remonterez, n'oubliez pas de
verrouiller le vestibule.
Vous savez que votre père n'aime pas à coucher les portes
ouvertes.
−oui, oui, répondit−il impatiemment, bonsoir !
Gérard De Seigneulles était un garçon de vingt−trois ans,
à la taille un peu frêle, mais bien prise. Son teint mat et ses
yeux d'un bleu profond contrastaient avec ses cheveux noirs
et sa barbe brunissante. Sa physionomie était mobile et
nerveuse, la passion s'y trouvait comme voilée et contenue
par une singulière timidité, et ce mélange donnait à toute sa
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personne une apparence de réserve qu'on prenait
communément pour de la raideur.
Son père, chevalier de Saint−Louis et ancien
garde−du−corps sous la restauration, s'était marié tard et
avait perdu sa femme au bout de quelques années. Gérard
était l'unique enfant de M De Seigneulles, qui l'avait élevé
sévèrement et à l'ancienne mode. Légitimiste ardent et
obstiné, intelligence peu cultivée, mais coeur droit et d'une
loyauté proverbiale, le chevalier, comme on l'appelait à
Juvigny, avait pour principe que les fils doivent obéir
passivement jusqu'à leur majorité, et pour lui la majorité
était restée, comme dans l'ancien droit, fixée à vingt−cinq
ans.
à douze ans, Gérard avait été envoyé au collége des
jésuites de Metz. Il se souvenait encore en frissonnant des
transes qui le saisissaient quand, aux vacances, il rentrait à
la maison avec de mauvaises notes. Il lui était arrivé souvent
de faire cinq ou six fois le tour de la ville haute avant d'oser
tirer la sonnette paternelle et affronter les bruyantes colères
de M De Seigneulles. Aussitôt après son baccalauréat, il
avait suivi un cours de droit à Nancy ; mais là encore
l'austère chevalier s'était bien gardé de lui laisser la bride sur
le cou.
Il avait mis son fils en pension chez une vieille parente
dévote et casanière. Pour gagner sa chambre, Gérard devait
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traverser celle de cette respectable douairière, ce qui
l'obligeait à rentrer de bonne heure et rendait impossible
toute tentative d'émancipation nocturne. à un pareil régime,
on comprend que le jeune homme n'avait pas dû traîner son
droit en longueur. Après avoir dépêché coup sur coup ses
quatre examens, il venait de passer sa thèse, et il était de
retour à Juvigny depuis quinze jours à peine. En dépit de
cette éducation claustrale, Gérard était mondain jusqu'aux
moelles, et sa vertu lui pesait lourdement. On ne change
guère plus ses instincts que son tempérament, et le jeune
Seigneulles se sentait pris d'un goût violent pour les plaisirs
terrestres. Il avait le sang chaud et l'esprit curieux. Comme
on lui avait tenu jusqu'alors la dragée haute, il se promettait
de la croquer à belles dents le jour où il parviendrait à la
happer. Malheureusement, dès la première semaine de son
retour, il lui fallut en rabattre. Bien que Juvigny fût le
chef−lieu d'une modeste préfecture, les plaisirs n'y
abondaient pas ; la vie qu'on menait chez M De Seigneulles
n'avait rien de réjouissant pour un garçon que ses vingt−trois
ans démangeaient fort et dru. Le chevalier ne voyait que le
curé de sa paroisse et deux ou trois honnêtes gentilshommes
du cru. Tout en laissant à son fils un peu plus de liberté, il ne
lui donnait guère les moyens d'en profiter, et de plus, au
milieu des jeunes gens de Juvigny, dont il n'avait ni les
moeurs ni le langage, Gérard se trouvait gauche et dépaysé.
Il aurait voulu vivre cependant ! D'impatientes aspirations
lui gonflaient le coeur et lui montaient aux lèvres. Ardent, la
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tête pleine de désirs et le corps plein de sève, il se disait que
chaque heure de cette existence maussade était autant de
pris sur sa jeunesse, et, tout en s'agitant dans sa solitude
comme un écureuil dans sa roue, il bâillait d'ennui et de
langueur. La veille encore, une jeune ouvrière, que Manette
employait à la journée et qu'on nommait Reine Lecomte,
l'avait surpris dans cette situation d'esprit. Il se promenait
dans le jardin paternel en s'étirant les bras et en se
démanchant la mâchoire. La jeune fille, coquette et délurée
comme la plupart des grisettes de Juvigny, le lorgnait du
coin de l'oeil, tandis qu'elle ramassait du linge sur la
pelouse. −Monsieur Gérard, lui dit elle tout à coup, vous
avez l'air de joliment vous ennuyer !
−c'est vrai, répondit−il en rougissant, je trouve les
journées longues.
−c'est que vous ne savez pas vous amuser.
Pourquoi n'allez−vous pas le dimanche au bal des saules ?
−au bal ! Murmura Gérard, qui tremblait que son père
n'entendît.
−oui, comme tous ces messieurs... on croirait que c'est par
fierté et que vous faites fi de nos bals d'ouvrières.
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−on se tromperait, répliqua−t−il ; si je n'y vais pas, c'est
que je n'y connais personne.
−bah ! Vous ne manquerez pas de danseuses ; si vous y
venez demain, je vous promets une contredanse.
Tout en jasant, la petite Reine pliait son linge ; le grand
soleil éclairait ses yeux rieurs, son nez retroussé et ses dents
étincelantes. Elle s'éloigna après avoir jeté au jeune homme
un sourire qui le rendit rêveur.
Depuis le matin, il ruminait cette idée d'une fugue au bal
des saules, pesant dans la balance l'attrait du fruit défendu et
les risques du courroux paternel. On s'explique maintenant
pourquoi les sons joyeux de l'orchestre lointain lui causaient
ce soir−là une si singulière émotion. Un parisien habitué à
dépenser librement sa jeunesse eût souri d'une pareille
agitation à propos d'un bal d'ouvrières ; mais pour Gérard,
élevé comme une demoiselle et n'ayant donné que de rares
coups de dents à la grappe du plaisir, ce bal avait la
séduction mystérieuse d'un péché commis pour la première
fois. La guinguette des saules lui semblait un jardin fermé,
plein de senteurs nouvelles et capiteuses. Une soudaine
explosion de l'orchestre triompha de ses dernières
hésitations. Il ne fallait pas songer à sortir par la porte des
vignes, dont Manette avait emporté la clé. Gérard enjamba
le mur de la terrasse, sauta légèrement sur la terre élastique
du vignoble, et se glissa avec précaution à travers les
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pampres. Un quart d'heure après, il cheminait sous les arbres
de la promenade.
La longue allée de platanes qui borde un bras de l'Ornain
était plongée dans une ombre épaisse.
Tout au fond, les lanternes de couleur suspendues à
l'entrée du bal semblaient des vers luisants épars dans la
feuillée. Quand la musique se taisait, on n'entendait plus que
le clapotement cristallin de l'eau entre les racines des arbres.
Arrivé près du rustique pont de bois qui conduisait à la
guinguette, Gérard, essoufflé et palpitant, sentit son audace
s'évanouir. Il ne savait comment se présenter dans ce bal
dont il ignorait les usages, et il se mit à errer, indécis, au
bord de la rivière.
L'orchestre jouait une valse. à travers les charmilles, on
distinguait les guirlandes de verres de couleur, et on
entrevoyait les couples tournant lentement dans un cercle
plein de poudroiements lumineux.
Les éclats de rire se mêlaient aux sons câlins des flûtes et
au chant plus aigu des violons ; une odeur de réséda et de
clématite, s'exhalant des parterres voisins, acheva de griser
Gérard. Il se précipita sur le pont, paya en baissant les yeux
son entrée au contrôleur, tapi dans sa logette de sapin, et,
longeant comme un pauvre honteux les plus obscures
charmilles, il se glissa derrière les rangs des mères
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endimanchées et des bourgeoises curieuses qui formaient la
galerie de ce bal en plein air.
Il était à peine remis de son éblouissement, lorsqu'il
distingua parmi les