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  • cours - matière potentielle : du développement
Sciences-Croisées Numéro 7-8 : Soin de l'âme Libre arbitre, raison et anomalie. Critique de la formation neurophilosophique du sujet Suzanne Lettow (MCF) Département de philosophie Université de Paderborn, Allemagne (traduction : Mira Köller) Libre arbitre, raison et anomalie. Critique de la formation neurophilosophique du sujet Depuis un certain temps déjà, on voit apparaître en psychologie et en philosophie de plus en plus de théories et concepts de l'âme et du sujet se référant aux neurosciences.
  • structure héautocratique du sujet
  • ordre dualiste des débats sur le libre arbitre
  • langage philosophique
  • théorie du corps, de la subjectivité et de la liberté d'action
  • proportion de libre arbitre et de détermination neuronale
  • libre arbitre
  • volonté
  • science de la nature
  • sciences de la nature
  • philosophie

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Sciences-Croisées Numéro 7-8 : Soin de l’âme
Libre arbitre, raison et anomalie. Critique de la formation neurophilosophique du sujet Suzanne Lettow (MCF) Département de philosophie Université de Paderborn, Allemagne (traduction : Mira Köller) lettow2@zedat.fu-berlin.de
Libre arbitre, raison et anomalie. Critique de la formation neurophilosophique du sujet
Depuis un certain temps déjà, on voit apparaître en psychologie et en philosophie de plus en plus de théories et concepts de l’âme et du sujet se référant aux neurosciences. Il n‘en va pas seulement d’une ‘naturalisation’ de processus de pensée, d’émotion ou d’action, par exemple sur le plan des différences sexuelles et des formes de « déviance » sociale. Si l’on examine de plus près les discussions sur la possibilité de naturalisation du mental et sur la proportion de libre arbitre et de détermination neuronale, il apparaît que la subjectivité y est, d’une certaine façon, ajustée et que les limites du normal et du pathologique y sont redéfinies. Ceci est manifeste dans les nombreuses figures négatives qui apparaissent dans les textes, dont les exemples que nous citons ici sont principalement empruntés à la littérature allemande et ango-saxonne. Comme Catherine Malabou, on peut comprendre ces figures comme les éléments d’une « idéologie neuronale » (2004 : 27) étroitement liée aux transformations quotidiennes, politiques et économiques qui, qualifiées de naissance d’un « nouvel esprit capitaliste » (Boltanski & Chiapello, 1999), ont conduit à de nouvelles formes d’inclusion et d’exclusion. En effet, maintes fois, les neurosciences et en particulier le concept de plasticité 1 cérébrale ont été utilisés pour des constructions néolibérales du sujet . Pourtant, les idées de flexibilité et d’auto-optimisation - par exemple par le « jogging cérébral » ne sont pas seules à être déterminantes. Les « figures contrastées de la société en réseau » (ibid.: 82) expriment également la capacité de s’autocontrôler et de s’intégrer socialement et s’expriment souvent comme le souci pour la santé. Comme je le montre dans la suite de cet article, les débats philosophiques autour du libre arbitre influent d’une certaine façon sur l’évolution des standards sociaux de normalité et des exigences de conformité. Ils reprennent les anciennes
1 « La plasticité est occultée en son sens véritable, on tend en effet à lui substituer constamment son faux ami, la flexibilité » (Malabou, 2004, p. 29). La différence entre les deux termes semble insignifiante. Et pourtant, la flexibilité est « avatar idéologique de la plasticité ». Elle est à la fois son masque, sa déformation et sa dépossession » (ibid.).
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idées de « structure héautocratique du sujet ») (Foucault, 1984 :82)et les reformulent dans un nouveau contexte. Puis, je passerai en revue les figures de l’anomalie et de la faute qui circulent dans les textes philosophiques. Là-dessus, je tracerai dans les grandes lignes les concepts de maîtrise et de contrôle de soi repris sous le signe des neurosciences. Pour finir, je plaiderai pour une re-conceptualisation du corps en tant que dimension de la capacité d’agir dans le but de problématiser la structure dualiste et la réduction du physique au cerveau. On verra que les débats philosophiques sur le libre arbitre tels qu’ils sont menés dans la philosophie de l’esprit, sont guidés par une interprétation scientiste de la science qui ne permet pas d’aborder le corps, la subjectivité et de la capacité d’agir de façon appropriée. Il s’ensuit que le projet d’établir une relation différente entre la philosophie et la science, c’est-à-dire une relation qui rompt avec le scientisme, n’est pas seulement une tâche épistémologique, mais également éthico-politique.
1. Figures de l’anomalie Tout projet de formation du sujet donne la priorité à certaines facultés, fait passer d’autres au second plan ou les néglige totalement. C’est justement à travers les éléments marginalisés ou occultés que le sujet idéal ainsi constitué prend contour et se démarque d’autres formes de subjectivité et de capacité d’action. Dans le débat sur le libre arbitre et le déterminisme, cette formation du sujet passe par l’utilisation de figures ayant une connotation négative et symbolisant donc une faute. Ces figures récurrentes sont d’une part les drogués, les alcooliques et parfois même les fumeurs dont les « désirs et besoins… prennent un caractère obsessionnel, voire pathologique » (Pauen, 2004 : 7). La faute consiste ici surtout dans un manque d’attention pour sa propre santé. À côté de cela, il existe également une série de figures mettant en scène une déviance « criminelle ». Ceci tient au fait que le débat sur la détermination neuronale de la volonté se situe, d’emblée, sur le plan de la politique pénale. Par exemple, le chercheur sur le cerveau allemand Wolf Singer plaide pour que « les attracteurs du cerveau » soient modifiés de façon à « du moins réduire la probabilité de nouveaux crimes » (2003 : 34). Ce qui, sur le plan pratique, équivaudrait à enfermer les criminels et à les soumettre à des programmes éducatifs précis susceptibles d’inclure aussi des sanctions (ibid.). On se rapproche là de la conception de Paul Churchland pour qui « nous ne pouvons pas […] réparer un cerveau véritablement endommagé simplement en lui parlant » (1999 : 207). Par conséquent, seules la neurochirurgie et la pharmacopée seraient en mesure de corriger les « fonctions défectueuses ». Churchland pense vraiment ici à des mesures répressives, car si un patient venait à persister pour ne pas faire soigner « son dangereux comportement de sociopathe, il pourrait avoir tout le loisir d’y réfléchir derrière les verrous, sans traitement » (ibid.: 343). On retrouve également ce genre d’idées déterministes dans les positions défendant la responsabilité pénale et civile de l’individu et, par conséquent, le « libre arbitre ». Michael Pauen, par exemple, s’oppose explicitement au déterminisme et aux propositions politiques relatives au droit pénal qui en découlent, tout en faisant appel pourtant au concept de sociopathie. Selon ce concept, il existe une « disposition psychopathe » qui « accroît considérablement la probabilité qu’une personne commette un délit » (Pauen, 2004 : 242). Dans ce
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cas, la déviance sociale repose fondamentalement sur une divergence corporelle : par exemple, les personnes ayant un niveau de sérotonine bas… tendent plutôt vers un comportement violent » (ibid.: 242). Si l’on en croit Antonio Damasio qui a développé ce concept, « tout le monde a entendu parler des psychopathes ou des sociopathes du développement par le biais de la rubrique des faits divers dans les médias » (1995/2001 : 245). Pour lui, il s’agit d’individus particulièrement détestables, « ils volent, ils violent, ils tuent, ils mentent. Ils sont souvent intelligents » (ibid.) ; ils opèrent avant tout de « sang-froid » et ont une tendance à répéter leurs crimes (ibid.: p. 246). En général, selon Damasio, la cause de ces fautes réside dans le fait qu’il se passe dans le cerveau « une anomalie de fonctionnement de ces circuits neuraux ou de leurs mécanismes neurochimiques, anomalie qui se déclarerait très tôt au cours du développement » (ibid.). Mais les fautes peuvent également résulter de l’impact d’un « système social malade » sur « le système neuropsychologique sous-tendant la faculté de raisonnement d’un 2 adulte normal ». La différence entre la maladie et la bonne santé, entre le normale et le pathologique sert ici de schéma de classification à l’aide duquel des individus et des sociétés entières sont jugés. Les critères de jugement sont visiblement empruntés à la raison ordinaire, y compris les stéréotypes sexuels. Churchland classe parmi entre autres sociopathes « des fauteurs de troubles, des narcissiques incurables ou des serpents perfides ; sans oublier les ‘brutes’ et les sadiques » (1999 : 171). L’idéal de l’individu sain et autodéterminé contraste en positif avec ces figures négatives. Les fautes personnelles et sociales de ces dernières sont placées sur le même plan parce qu’attribuées à une absence de libre arbitre. « On qualifierait difficilement de libre un tabacomane ou un alcoolique, même si aucun obstacle extérieur n’entravent ses désirs » (ibid. p. 7). Il en va de même pour le toxicomane. « Car le drogué peut certes faire ce qu’il veut, mais il n’est pas libre dans sa volonté et ses décisions. » (Beckermann, 2005a : 116). Il n’a pas le pouvoir de « contrôler son désir » (ibid. p. 117). Il n’est pas « maître de ses désirs » (Beckermann, 2005b : 12). Au fond, il ne s’agit donc pas de l’existence ou de l’absence de désirs ou de volonté, mais d’un manque de rationalisation et de contrôle de ses désirs personnels. Ainsi « la gestion rationnelle des conflits entre ses propres désirs, ses convictions et ses besoins » (Pauen, 2004 : 69) est-il une condition fondamentale pour une forme d’autodétermination qui, dans une autre perspective, doit plutôt être appelée adaptation. En fait, ici – par un tour curieux -liberté et autodétermination ne signifient ici rien d’autre que le fonctionnement parfait de normes sociales et juridiques : « Quand vous êtes profondément convaincu que le vol est répréhensible et si, fort de cette conviction, vous payez les marchandises de votre caddie à la caisse » dit l’exemple de Pauen, « selon toute vraisemblance, vous agissez de façon auto-déterminée et libre» (ibid.: 16). Rien que l’exercice réussi du rapport marchandise-argent apparaît au passage comme l’idée absolue de la liberté. Mais, dans l’ensemble, l’enjeu de la redéfinition des limites du normal et du pathologique est la question de savoir
2  Damasio cite ici le nazisme, le stalinisme, la révolution chinoise et le régime Pol-Pot. Il craint « que des secteurs assez importants de la société occidentale ne soient en train de devenir de nouveaux contre- exemples tragiques » (1995/2001 : 246f ). Par contre, pour Michael Plauen, la culture occidentale est l’incarnation de la normalité. Car finalement, dit Plauen, il existe « une série de données empiriques prouvant que l’autonomie individuelle joue un rôle bien plus important en Occident que dans les civilisations orientales » (2004 : 224). Si, selon lui, « l’éthique de l’autonomie » n’est certes pas « totalement absente » dans ces cultures » (ibid.: 228), l’Est/Orient présente a priori un déficit par rapport à l’Occident.
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jusqu’où peuvent aller les mécanismes d’exclusion et, surtout, si - et à partir de quand - un individu peut-il perdre son statut de sujet de droit ?
2. Contrôle de soi – Reformulation de la « structure héautocratique du sujet » Comme le montrent ces lignes, une relation à soi réussie consiste principalement dans la formation d’une « structure héautocratique du sujet ». Chez Descartes déjà, une telle structure est constituée par la volonté soumise à la raison. Le but est d’acquérir un « empire très absolu » (1948, art. 50) de ses passions. Le « libre arbitre » que Descartes emprunte à la tradition chrétienne devient l’instance centrale de l’autodiscipline. « Ceux mêmes qui ont les plus faibles âmes pourraient acquérir un empire très absolu sur toutes leurs passions, si on employait assez d’industrie à les dresser et à les conduire » (ibid.). Descartes déjà pense lui aussi à une manipulation de processus cérébraux, notamment en agissant sur la glande pinéale considérée comme la charnière déterminante entre le corps et l’esprit. « Puisqu’on peut, avec un peu d’industrie, changer les mouvements du cerveau dans les animaux dépourvus de raison, il est évident qu’on le peut encore mieux dans les hommes » (ibid.). Cependant, tout le monde ne parvient pas à cette forme d’auto-dressage, et le sujet raisonnable qui apparaît sur la scène philosophique avec Descartes s’est constitué, dès le début, par une une structure du rejet (Foucault, 1972). Dans un premier temps, c’est la folie, c’est-à-dire l’absence absolue de rationalité, qui est rejetée. Pour Foucault, sur le plan social où cette absence s’exprime dans le non-respect incontrôlé des lois morales et juridiques, la folie se rapproche, selon lui, très tôt du crime (ibid.: 142). De ce fait, « en un sens, il est juste de dire que c’est sur le fond d’une expérience juridique de l’aliénation que s’est constituée la science médicale des maladies mentales » (ibid.: 144). Le fou, comme le criminel, rompt avec les normes sociales. Même si les institutions chargées du traitement des aliénés se distinguent de celles qui ont affaire aux délinquants, elles passent pareillement à côté du sujet rationnel, ayant la capacité contractuelle, de l’idéal social. C’est donc dans ce contexte que l’on a rapproché la folie et la délinquance, l’anomalie psychique et sociale, ce qui est renforcé par le discours médical dans le courant du e e 19 siècle. Au plus tard à partir du milieu du 19 siècle, on commence à analyser « la délinquance comme des syndromes morbides » (Foucault, 1975 : 257). Le concept de « maladie » amalgame différentes formes de déviances, les localise dans le corps et en fait un objet d’intervention médicale. Quand, dans les récentes discussions sur le libre arbitre, on fait appel à l’idéal de santé, c’est-à-dire à l’impératif de ne pas nuire à sa santé en s’abstenant de consommer alcool, nicotine ou drogue, ceci est la suite directe de cette évolution. C’est dans ces conditions – scientifiques ou sociales – modifiées que se trouve reformulé l’idéal du sujet maître de soi, responsable juridiquement et, dans ce sens, rationnel. De la même façon, Patricia Churchland distingue, par exemple, conformément au paradigme de contrôle de la volonté et en accord avec le discours de la neuropsychiatrie, entre les « cerveaux sous contrôle » et ceux qui ne le sont pas. Les premiers se différencient, selon elle, par une « volonté libre », c’est-à dire par la capacité d’agir en fonction des paramètres du choix rationnel (rational-choice)de choisir parmi les options données à chaque fois laet donc plus optimale. Sur le plan neurobiologique, cette capacité est fondamentalement
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déterminée par les «levels of serotonin, levels of dopamine, hormones, the wiring between the amygdale and ventromedial frontal structures, leptin concentrations in the blood» (Churchland citée d’après Marcus, 2002 : 25). La figure négative dont se sert Patricia Churchland pour illustrer le manque de libre arbitre et de contrôle du cerveau est celle du délinquant pédophile. À travers ce personnage masculin, Patricia Churchland prépare l’opinion à l’approbation de manipulations cérébrales, telles qu’elles furent également proposées par Paul Churchland. Par exemple par une pillule «that changes the brain in such a way that pedophiles no longer have that desire» (cité d’après Markus, 2002 : 186). La structure de la “maîtrise de soi” que n’ont pas développée ces individus se trouve donc ici générée ou remplacée par voie médicamenteuse. La figure du délinquant sexuel réunit alors en lui anomalie, culpabilité, folie et délinquance. Le ‘mauvais sujet’ devient à la fois un objet d’interventions médicales et juridiques. Cette variante « interventionniste » de normalisation de l’individu qui va au delà des appels explicites et implicites au contrôle de la « volonté » aussi repose e sur une longue tradition qui remonte au 19 siècle. Les propositions relatives au droit pénal faites par Franz von List, pour ne citer que lui, prévoyaient également d’abandonner un droit pénal, basé sur la culpabilité supposant l’imputation individuelle d’un acte, pour introduire une peine de correction. Mais là où on ne pouvait pas s’attendre à une « correction » il était prévue une sorte de détention de sûreté qui ne s’orientait pas sur le délit et sur la peine à purger, mais sur la personnalité du criminel. La « mise hors d’état de nuire » des incurables faisait également partie, à l’époque, de l’éventail des mesures possibles. Les réflexions politiques pénales et démographiques vont de pair. Elles se situent dans le contexte d’un long débat sur le libre-arbitre et le déterminisme déclenché autour des années 1800, c’est-à-dire déjà à la suite de la phrénologie de Franz Joseph Gall et en même temps que l’apparition de la recherche cérébrale moderne. Un adversaire de Gall tel que Jacques-Louis Moreau de la Sarthe avait déjà fait remarquer à l’époque que le « déterminisme enterrait la morale » : ‘femmes adultères, escrocs, voleurs et même assassins pourraient se disculper en invoquant l’empire de leurs organes cérébraux et en accusant la nature elle-même (Hagner 2000 : 113). La « compétence politico-sociale » (ibid.: 109) revendiquée par la recherche cérébrale s’est donc vue contestée dès ses débuts.
3. Un nouveau rapport entre la philosophie et la science Il faut toutefois prendre en considération le fait que la recherche sur le cerveau n’est pas seule à revendiquer cette compétence. Au contraire, celle-ci est s’est faite surtout au travers de l’adaptation et la transposition de concepts, théorèmes et découvertes scientifiques par et en psychologie, pédagogie et philosophie. C’est seulement par cette forme de transhumance de connaissances scientifiques que celles-ci se sont décloisonnées sur le plan épistémologique et qu’elles ont été formulées politiquement et éthiquement, au point de marquer durablement l’imaginaire culturel. Cependant, un problème majeur subsiste au sein des débats philosophiques sur l’importance des neurosciences : ils occultent systématiquement les processus de production sémantique politico-éthique auxquels ils contribuent. Ceci est dû à une conception scientiste des sciences et de la philosophie, qui veut que les sciences de la nature aient un accès privilégié à la réalité. Par conséquent, la philosophie doit s’orienter sur les sciences de la nature
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– programme que suit, en tout cas, largement la philosophie de l’esprit. Les résultats obtenus par les « neurosciences » ou certaines expériences sont considérées comme des certitudes ultimes et non pas interrogées sur leur statut épistémologique. Autrement dit ni les contextes et conditions intra-scientifiques de la production de savoir ni le rapport particulier de la philosophie avec ces objets ne sont réfléchis. L’aveuglement de la philosophie à l’égard de sa propre pratique qui ne coïncide pas précisément avec la pratique scientifique théorique, empêche de réfléchir sur les prises de positions politico-éthiques liées aux interventions philosophiques. De plus, cela empêche systématiquement la production d’un langage philosophique spécifique pour le cerveau et le corps. Un symptôme évident de ce blocage est l’ordre dualiste des débats sur le libre arbitre et le déterminisme, donc la reproduction à l’infini des oppositions dualistes du corps (cerveau) et de l’esprit (conscience), de l’objet et du sujet, de la science et de la philosophie. Pour exemple la position exposée par John Searle dans ses conférences sur le thème Liberté et neurobiologie. Searle y décrit la conscience comme une « caractéristique supérieure du cerveau » (2004 : 50) qui se distingue par le fait qu’elle possède « une ontologie en première personne, une ontologie subjective » (ibid.: 29). En raison de cette caractéristique spécifique, la conscience n’est pas, pour Searle, « ontologiquement réductible à des micro-structures physiques » (ibid.). Supposant ainsi un clivage entre le corporel et le mental, Searle, qui veut démontrer l’existence du libre-arbitre, parvient seulement à constater un « écart ». Ce problème, Descartes a déjà vainement tenté de l’expliquer en mettant en cause la glande pinéale. « Dans des situations typiques de délibération et d’action, il y a », dit Searle, « un écart (gap) ou une série décarts entre les causes qui interviennent aux différentes étapes de la délibération, de la décision de l’action et à l’occasion des étapes subséquentes » (ibid.: 17). L’image de l’écart marque donc les limites de l’ordre dualiste qui continue à dominer la philosophie de l’esprit en dépit d’un rejet manifeste. On omet généralement de voir que le problème ne consiste pas, justement, dans la conception du rapport entre le corporel et le mental, mais, surtout, dans l’idée réductrice du « physique ». En effet, c’est dans la mesure seulement où ce rapport est dissocié de toute pratique associant depuis toujours le « corps » et l’« esprit », que le physique peut être opposé au « mental ». Mais dans une perspective qui conçoit la subjectivité à partir de l’activité physique et mentale, le « corps » et l’« esprit » sont des abstractions résultant apparemment de l’occultation de rapports antérieurs. À cela s’ajoute que, dans les débats philosophiques sur les neurosciences, le corporel est généralement réduit au cerveau. «While the brain becomes an organ blessed with a wondrous capacity – it becomes the cradle of cognition - », écrit Elizabeth Wilson, «the extraneurological body is relinquished to the psychologically barren reflex arc and is rarely an object of neuropsychological discussion» (1998 : 124). Ce qui signifie que le corps vécu est occulté par principe. Combler la lacune d’une théorie du corps, de la subjectivité et de la liberté d’action qui se dessine dans les débats sur les neurosciences ne signifie pas nécessairement ignorer, voire rejeter la recherche neuroscientifique. La tâche majeure consiste, au contraire, à développer pour la philosophie de nouvelles formes de références à un savoir scientifique, qui éviteraient les jeux en termes de supérieur et d’inférieur. Par conséquent, il s’agit autant d’abandonner la subordination scientiste de la réflexion philosophique aux sciences que
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d’abandonner les formes de domination philosophique qui subordonnent les découvertes et théorèmes scientifiques aux narrations philosophiques. Ceci demande une réorientation transdisciplinaire de la philosophie. Elle permettra de considérer les savoirs scientifique et neuroscientifique comme une forme spécifique de savoir sur le corps, lequel, tout comme d’autres formes de connaissance des rapports entre le corps et la nature, sera certainement partial et historiquement contingent. Car c’est seulement quand on ne lui accordera pas un statut de savoir primordial privilégié que le savoir scientifique pourra être reconnu dans sa spécificité et dans son caractère fondamentalement non définitif et qu’il pourra être fertile pour les conceptions théoriques sur le sujet et le corps. Comme devraient l’avoir clairement montré les lignes ci-dessus, cette reconfiguration transdisciplinaire de la philosophie n’est pas une tâche purement épistémologique, elle est en même temps une problématique politico-éthique. Il s’agit au final d’élaborer une pratique théorique de la philosophie consciente à la fois des dimensions épistémologique et politico-esthétique des interventions philosophiques. Et ceci s’impose avec urgence précisément là où des projets de vie réussie, de subjectivité et liberté d’action sont en jeu.
Bibliographie :
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